Dernier tour de piste pour Hervé

Traduction: Louise Rioux

Il a été le meilleur et il a vaincu les meilleurs.

Hervé Filion est le conducteur sous harnais totalisant le plus grand nombre de victoires à son actif, à savoir 15 000. Membre du Temple de la renommée, il a aussi reçu l’Ordre du Canada pour ses succès retentissants; c’est un champion reconnu tant pour son sens du spectacle que pour son habileté. N’ayant plus rien à prouver, Filion songe à accrocher ses rênes le 1er février 2010 – jour de son 70e anniversaire. Présentement en préparation d’une dernière tournée nord-américaine avant la retraite, un seul point vient gâcher autrement son parcours parfait.

L’unique souvenir, ou le plus tenace, que certains retiennent du ‘Babe Ruth’ des courses sous harnais, est celui du scandale présumé de tentative de corruption visant à modifier le résultat d’une course à New York; les accusations portées contre Filion résultaient de l’enregistrement d’une conversation téléphonique en 1995.

« Pour un non-initié, » dit Stan Bergstein, vice-président exécutif de la Harness Tracks of America, « les conversations de Hervé au sujet des courses pourraient bien avoir été dénaturées. C’est un éternel optimiste, il pensait toujours avoir une chance. ‘On ne peut gagner si on n’y est pas’, voilà une de ses phrases préférées. Et il n’avait pas tout à fait tort; à preuve ses 15 000 victoires et plus. »

Filion n’a jamais été reconnu coupable de ce crime. À l’instigation de ses avocats, il a plutôt plaidé coupable à une accusation d’avoir omis de soumettre une déclaration d’impôt, faute passible d’une pénalité de 90 $. Son nom a été blanchi; déclaré innocent. Mais aux yeux de certains, semble-t-il, des doutes subsistent, des allégations ayant été avancées contre lui.

En 2001, la New York State Racing and Wagering Board a refusé de lui accorder une licence, sous prétexte que « son caractère et son attitude générale, ne correspondaient pas aux meilleurs intérêts des courses » et « qu’à titre de détenteur de licence il avait l’obligation de respecter les règlements de course de New York et, qu’à cet égard, il avait échoué. »

Par bonheur pour Filion, leurs sentiments ne furent pas partagés par la Pennsylvanie, le premier des trois états auprès desquels il a fait une demande de licence de conducteur qui lui a été accordée (le Delaware et l’Ohio devaient suivre peu après).

« J’ai revu toute la documentation et les allégations contre Hervé, » dit Anton Leppler, directeur de la section Harness Racing de la Pennsylvania Racing Commission. « J’ai aussi discuté avec les gens de New York qui m’ont fourni toute l’information dont ils disposaient. À la fin de la journée, la conclusion suivante s’imposa : enlevez le nom. Enlevez Hervé Filion. Disons que c’est John Jones. Il n’y a aucune raison au monde pour l’empêcher d’obtenir une licence en Pennsylvanie, sur la foi des faits et de l’information disponibles. »

« Je trouvais Filion très honnête, » ajoute-t-il, « une personne très droite, ayant à cœur cette industrie. »

« Je me doutais bien que ma décision allait probablement susciter une certaine controverse, » admet Leppler, « mais je savais que c’était la bonne décision à prendre. J’ai fait ce que je devais faire, et j’étais très à l’aise avec cela. Alors quand Stan Bergstein a écrit un article appuyant ma décision, oui, je me suis senti très bien. »

Historien hautement respecté du monde des courses sous harnais, Bergstein a été témoin des hauts et des bas de la carrière de Filion, et il est toujours et encore ébahi par ses accomplissements.

« Ce qui m’impressionne davantage, c’est que Hervé a signé des records qui tiennent toujours; non seulement son nombre record de victoires (lequel augmente toujours) mais également ses 10 championnats de conducteur HTA, dont six consécutifs, » dit Bergstein. « Personne n’en a gagné plus de quatre – ces conducteurs étant Tony Morgan et Dave Palone. Mike Lachance en a gagné trois, tout comme John Campbell. Walter Case Jr, Ron Waples et Luc Ouellette, en ont gagné chacun deux. Ce tableau de grands conducteurs reste quand même en deçà de la domination de Filion au cours de son règne de roi du sport dans les années 1970.

« La formule de la HTA n’a pas changé, » ajoute Bergstein, « mais les meilleurs de ce sport ne se sont même pas approchés de ses réalisations – à savoir ses records établis il y a trois décennies. Quand Hervé a gagné son dernier titre de la HTA en 1981, le record mondial en trot était 1:54.4, détenu par Lindy’s Crown, et la marque en amble 1:49.1, détenu par Niatross. Ces records ont, depuis, été fracassés, anéantis, mais le sien tient toujours au livre des records. »

Filion est resté un étudiant par rapport à son sport et sa passion pour lui – avec ses 80 000 départs en carrière – ne s’est jamais ­démentie.

Originaire de Angers, au Québec, il a commencé à conduire dans des courses exposition à l’âge de 13 ans.

« Mon père possédait quelques chevaux et c’est ainsi que j’ai débuté, » dit-il. « J’ai adoré. »

C’est en 1961 que Filion a effectué son premier voyage aux États-Unis, où il a passé environ un mois à Vernon Downs. Il ne parlait pas beaucoup anglais à l’époque; il se souvient dire ‘oui’ et ‘non’ aux gens, sans nécessairement savoir ce à quoi il acquiesçait – ou non.

Un soir, se remémore-t-il, il avait vraiment le goût de manger un bon steak. Le problème était qu’il ne savait pas comment le commander. Son ami, Roger White, lui dit d’aller à une maison du steak et de simplement en demander un, ce qu’il fit. « Comment le voulez-vous? » lui demanda la serveuse, au grand désarroi de Filion. Il a ­rapidement changé d’idée et commandé des œufs et du jambon à la place.

« C’est une histoire vraie, » en rit-il maintenant. « J’ai dit à Roger White que j’étais vraiment écoeuré de manger des œufs et du jambon. »

Au cours des années 1960, Filion courait de façon plus régulière au sud de la frontière, et il obtint finalement sa chance en Pennsylvanie. « En 1965 ou 1966, John ‘Tick’ Wilcutts était roi et maître à Liberty Bell Park; il gagnait toutes les courses. Il s’est cassé le poignet et l’un de ses entraîneurs est venu à l’écurie me demander si j’étais intéressé à mener ses chevaux. ‘Un de mes propriétaires voudrait que tu les mènes,’ me dit-il. Et j’ai commencé à gagner à gauche et à droite, » se rappelle Filion. « Chacun de mes gestes en piste était le bon. J’avais le pouvoir. »

Il ne s’est certainement pas bâti une carrière en capitalisant sur les malheurs des autres, mais à plusieurs occasions, il en a grandement bénéficié. « En 1965, Frank Mollica, l’entraîneur de Fly Fly Byrd, l’avait expédié à Brandywine pour se mesurer à Cardigan Bay et plusieurs autres bons chevaux. Buddy Gilmour n’ayant pu atterrir à cause du brouillard, Mollica m’a demandé de courir – et j’ai gagné la course, » dit Filion. « Ce fut tout un événement parce qu’à cette époque, je ne pouvais pas obtenir de stalles à Brandywine et je demeurais sur une ferme, à environ une heure de là. Après avoir gagné avec Fly Fly Byrd, j’ai été invité à luncher avec le directeur de l’hippodrome. ‘Si tu veux des stalles’ me dit-il, ‘nous en aurons pour toi.’ »

La bourse la plus importante gagnée par Filion en carrière, l’a été aux guides de Caressable, soit 632 000 $, lors de la Breeders Crown - Ambleuses de deux ans 1985, qui, encore une fois, est survenue au détriment d’un autre conducteur. « Billy O’Donnell devait la mener, mais son hélicoptère n’a pu atterrir à temps, » dit-il. « Je l’ai donc conduite, pour gagner la course. Ce fut une belle course. J’ai été chanceux.”

Mais une des victoires les plus mémorables de Filion pourrait bien être celle remportée avec Hot Hitter lors du Jug 1979. Ce n’est pas tant ce qui s’est produit durant la course, mais plutôt son truc d’homme de spectacle après la course. Filion se tenait debout sur le sulky en revenant vers le cercle du vainqueur après une course – un geste qui est vite devenu sa marque de commerce. Ce n’était pas sa première tentative; Filion l’avait déjà fait à au moins deux reprises auparavant, et pour la première fois à Yonkers, mais quoi qu’il en soit, ce fut sans contredit, un moment unique.

« Ce n’était que du cabotinage, pour en mettre plein la vue, » dit-il en riant.

Bien que Filion ait déjà gagné le Jug auparavant – et ce, de façon renversante en 1971 avec Nansemond – le gagner avec Hot Hitter a été spécial. « J’étais heureux de gagner la course, » dit-il. « J’aurais été très déçu si j’avais perdu le Jug ce jour-là, parce qu’à mon avis, le cheval était à son meilleur et il l’a démontré. »

Entre 1985 et 1995, le nombre de victoires en carrière de Filion a grimpé en flèche, et durant cette période, il a enregistré plusieurs milliers de victoires de plus que son plus proche concurrent, atteignant même plus du double en 1995. Mais vous ne pouvez pas être aussi dominant sans être au fait de tout ce qui se passe autour de vous. Le sport changeait, et Filion le savait.

« Avant, je coursais 14 ou 15 chevaux par jour et je ne courais qu’à deux endroits, » dit-il. « Aujourd’hui, ils peuvent en conduire deux fois plus. En ces jours-là, quand je coursais, il y avait beaucoup d’entraîneurs/conducteurs, maintenant, ce sont pour la plupart des entraîneurs et des conducteurs de relève. En une soirée à Yonkers, il y avait neuf courses. Pas 14 ou 15 – neuf. »

Il aime encore regarder les courses aujourd’hui, mais il fait remarquer que plusieurs conducteurs sont très rapides sur l’usage du fouet. Trop rapides, peut-être. Dans son temps, comme il dit, les conducteurs étaient plus gentils envers leurs chevaux.

« Vous n’auriez jamais vu un conducteur utiliser le fouet pour finir sixième, » en hochant la tête. « De nos jours, je vois des gars frapper les chevaux qui finissent sixième et septième. Si j’avais fait cela, mon père aurait été très fâché contre moi! Vous savez que vous ne serez pas dans l’argent. Alors pourquoi frapper le cheval? Il faut penser à la semaine qui suit.

« Le cheval vous en dit beaucoup quand vous êtes derrière lui, » dit Filion. « Il vous révèle ses forces et ses faiblesses. Parfois, vous demanderez à un cheval d’y aller, mais il ne répondra pas; mais si vous le sollicitez gentiment, il réagira. Bien des gars leur lancent les guides pour se servir du fouet. Si vous avez le meilleur cheval, cela marchera, mais la plupart du temps, vous n’avez pas besoin du meilleur cheval quand vous posez ce genre de gestes. »

Comme en tout sport, les records sont faits pour être brisés. Filion sait bien qu’un jour ou l’autre, quelqu’un cumulera plus de victoires que lui, et il croit que cette personne pourrait bien être Tim Tetrick. « Ce jeune est un travaillant, » dit-il en souriant. « S’il reste en santé, je ne vois pas comment il n’abaisserait pas le record. Il peut faire 30 courses par jour, il en a donc l’occasion. Il veut gagner autant que faire se peut dès maintenant. Quand je me suis mis au travail, je suis devenu plus chanceux. C’est ce que je vois en Tim.

« J’ai toujours pensé que la course que je ne pouvais gagner était celle que je regardais, » ajoute Filion. « J’aimais être dans toutes les courses et j’aimais la compétition. Mon hippodrome favori était celui où je pouvais gagner. D’année en année, le défi était toujours là et il m’importait peu d’être le négligé. »

Bien qu’aucun projet formel n’ait encore pris forme pour le moment, ne vous attendez pas à ce que ces couleurs rouge, blanc et bleu ne s’estompent sans un dernier tour de piste. Filion espère voyager à travers toute l’Amérique du Nord et conduire dans autant d’hippodromes qui voudront bien l’accueillir.

Pour que la tournée se déroule de la façon dont Filion l’envisage, il devra marcher en territoires connus et inamicaux – il devra demander des licences dans nombre de juridictions. Mais ce n’est pas ce sur quoi il focalise présentement. Pour le moment, Filion se concentre sur l’entraînement de ses fils, Andrew et Brandon. Brandon, qui, dit-il, sera en grande partie, le conducteur attitré pour la saison 2009, tout en montant leur propre écurie.

Mais même après sa retraite officielle, en aucun cas il ne délaissera l’industrie. Il continuera plutôt à travailler avec ses fils.

« Les chevaux ne vous sortent pas de la peau, » insiste Filion. « Ils demeurent en vous jusqu’à votre mort. Je ne me lasse jamais de regarder courir des chevaux. Il m’intéresse toujours de voir ce que l’autre fera.

« Tout ce dont j’ai rêvé enfant s’est réalisé dans mon cas, » dit-il en souriant. « C’était mon rêve de faire courser un cheval pour ensuite sauter sur un autre et gagner des courses. Tout cela s’est concrétisé pour moi. J’ai été très chanceux toute ma vie. »

« Ne m’en tenez pas rigueur, » blague-t-il. « Je suis né comme cela. »

Mais se pourrait-il que, peut-être, il n’ait pas été le seul à être chanceux, parce que l’industrie des courses sous harnais, dans son ensemble, a aussi été chanceuse d’avoir Filion. Ceux qui participeront à sa tournée d’adieu devraient apprécier la chance qu’ils ont de partager un moment avec la légende – une légende qui mérite simplement, après toutes ces années, d’accrocher ses rênes sans se soucier d’un passé lointain, de souvenirs relégués aux oubliettes depuis et d’allégations rejetées il y a fort longtemps.

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