Chris Baise: Beaucoup Plus Qu’un Simple Préposé de la Salle des Conducteurs

Pour Chris Baise, cette pièce a toujours été comme une deuxième maison — inchangée dans son esprit, un lieu réconfortant qui traverse les années sans perdre son âme.

La salle des conducteurs de Woodbine Mohawk Park n’a rien de tape-à-l’œil ni de luxueux, mais pour ceux qui y enfilent leurs costumes avant de s’élancer sous les projecteurs, elle est un refuge. Un endroit où le rythme souvent effréné des soirées se transforme en camaraderie.

Pour Baise, qui gère cet endroit avec minutie et une grande fierté, c’est bien plus qu’un simple lieu de travail. C’est un album vivant de souvenirs partagés avec des hommes qui passent leur vie à courir vers le fil d’arrivée. Un lieu où l’on célèbre les victoires, où l’on absorbe les déceptions, et où le tumulte des courses attelées laisse place à la fraternité.

Chaque soir, il veille méticuleusement à ce que l’équipement de chaque conducteur soit prêt, à ce que leurs routines soient respectées et leurs esprits apaisés — exactement comme son père le faisait autrefois. 
Par Chris Lomon. Traduction Manon Gravel.

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« Je sais que c’est cliché, mais passer du temps avec les conducteurs, c’est vraiment la meilleure partie du travail », confie Baise, dont l’épouse Lisa travaille elle aussi pour Woodbine, au service des installations.

« Mon père disait, quand il parlait de prendre sa retraite, qu’il faudrait presque le sortir de là de force. Dans une conversation, il avait hâte que ce jour arrive; dans la suivante, je lui rappelais qu’il serait encore là, chaque soir, juste pour passer du temps. Et il le savait très bien. »

Malheureusement, Jerry Baise n’a jamais eu la chance de prendre cette décision.

Le 28 janvier 2008, il est décédé subitement, à l’âge de 50 ans. Quatre des six porteurs du cercueil, à ses funérailles, étaient des conducteurs.

« Ce jour-là, une énorme tempête de neige a paralysé la moitié de la ville », se souvient Chris, « et en plus, c’était la soirée des prix O’Brien. Et malgré tout, ils sont tous venus. Quand tu passes la moitié de ta vie là-dedans [dans la salle des conducteurs], ces gens deviennent comme une deuxième famille. »

Dans les jours qui ont suivi la mort de son père, Chris n’était pas certain de vouloir prendre la relève et perpétuer l’héritage familial dans la salle des conducteurs.

Au début, il hésitait — incertain de pouvoir remplacer celui qui avait été son mentor, son meilleur ami et le cœur même de cet endroit.

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« Je n’avais aucune intention de faire ce travail. Je gérais un bar à Kitchener, et j’avais obtenu des droits pour l’inventaire d’alcools dans le Sud-Ouest de l’Ontario. J’ai eu ça trois semaines avant le décès de mon père. »

« C’était ça, mon plan. Et quand mon père avait besoin de moi, j’étais toujours là pour l’aider.

« Quand il est décédé, j’ai compris que je ne pouvais pas faire les deux… je devais choisir. »

Des visages familiers ont pris des nouvelles.

« Quelques gars m’ont pris à part pour me demander comment j’allais, si ça allait », raconte Chris. « J’en ai interrogé quelques-uns pour savoir s’ils pensaient que je devrais reprendre le flambeau — peut-être que je ne ferais pas les choses comme mon père les faisait ? J’avais des doutes. J’étais pris entre deux. J’étais dans le milieu des bars depuis presque dix ans, et je n’avais que 28 ans.

« Je me souviens à peine du mois qui a suivi sa mort. C’était mon meilleur ami. J’étais revenu vivre à Cambridge un an ou deux avant son décès — on a eu tellement de plaisir ensemble. Si quelque chose de drôle se passait dans la salle des conducteurs, j’avais un appel, que ce soit minuit ou neuf heures du matin. »

C’est le vétéran Keith Oliver qui a tiré Chris à l’écart pour lui dire :

« On va avoir besoin de toi autant que toi, tu vas avoir besoin de nous en ce moment. »

Peu après, Chris a eu une autre discussion, cette fois avec le directeur des courses attelées de Woodbine à l’époque, Barry Hewson.

« Mon père était tellement fier de ces gars-là », sourit Chris. « Et puis j’ai réalisé : j’ai perdu mon père, mais eux aussi ont perdu quelqu’un. Ils étaient très émus. Ils m’ont dit que le fait que je sois là, c’était une bonne chose, que ça semblait juste. Ça m’a convaincu. Je suis allé voir Barry et je lui ai dit : “Où est-ce que je signe ?” »

« Après sa mort, il m’est arrivé, en rentrant chez moi, de regarder mon téléphone en me disant : “Je vais appeler mon père”… Et puis je réalisais que je ne pouvais plus. C’était dur. »

Malgré son chagrin, Baise a trouvé du réconfort et un sens à son rôle auprès de la colonie des conducteurs de Mohawk.

« Tout le monde se respecte. C’est un groupe très équilibré. Je pensais qu’il y aurait des moments où quelqu’un laisserait éclater sa frustration sur moi, mais en vérité, c’est très rarement arrivé au fil des ans. Ma porte est toujours ouverte. S’ils veulent parler de courses ou d’autre chose, je suis là pour écouter. »

Baise veille aussi à ce que la soirée se déroule rondement pour chaque conducteur.

« Tout dépend de la météo. Je ne fais plus confiance aux météorologues — ils veulent juste des clics. Et j’ai aussi mis du temps à accepter que, je ne peux pas contrôler la météo. J’essaie de tout préparer la veille, et tant que je suis prêt, je n’ai aucune anxiété en arrivant le soir. »

« Lors d’une soirée typique, j’arrive vers 17 h. Je fais ça depuis tellement longtemps que c’est devenu une seconde nature.

« Il faut que ça roule au quart de tour. Depuis deux ans, je m’occupe aussi des sulkys de course — il y en a une dizaine dont je prends soin. Si un conducteur est à temps plein à Woodbine, il aura plusieurs paires de bottes, des casques, des habits — tout est très organisé. Je fais un peu de lessive, puis j’attends que les gars arrivent. Ils entrent, savent quels chevaux ils conduisent, et je m’occupe du reste. Chacun a son propre rituel, sa propre heure d’arrivée. Une fois tout le monde installé, la soirée peut commencer. »

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Dans la plupart des sports, les athlètes ne partagent jamais vraiment le même vestiaire. Ce n’est pas le cas aux courses. Vétérans, recrues et jeunes talents partagent tous la même pièce.

« Parfois, je suis là pour briser la glace un peu », note Baise. « C’est la vraie vie. Il faut choisir ses moments. Parfois tu plaisantes, d’autres fois tu restes tranquille dans ton coin. »

Les blagues font aussi partie du décor.

Le vétéran Rick Zeron, par exemple, croit que le jaune porte malheur. De temps en temps, Jerry Baise s’amusait à accrocher l’un de ses costumes propres sur un cintre jaune — juste pour le faire réagir. Ricky explosait, pendant que les autres riaient aux éclats.

Chris perpétue cet esprit taquin.

Tout récemment, il a apporté une poignée de gigantesques cotons-tiges (Q-tips), en forme de petits haltères, et raconte aux visiteurs qu’il les a achetés spécialement pour Phil Hudon — connu pour ses grandes oreilles. Vétéran au bon sens de l’humour, Phil rigole pendant que Chris raconte l’histoire, et la salle éclate de rire.

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Les grandes soirées de course, toutefois, apportent une énergie différente — un mélange de pression et de fierté.

« Le plus difficile, surtout lors des grandes soirées, c’est que tu as 10 à 12 gars qui courent pour des bourses importantes. Pour certains conducteurs, ils n’ont peut-être qu’un seul bon cheval dans l’année, et c’est un moment énorme pour eux.

« Ce sont des humains et ils ont des émotions. Dans une course d’un million, neuf gars montent dans la salle avec de la déception, et un seul est en train de célébrer dans le cercle des vainqueurs. Dans ces moments-là, je reste généralement à l’écart. Il faut leur laisser de l’espace. Certains sont très durs envers eux-mêmes — c’est difficile à voir. »

Mais quand un « longshot » surprend tout le monde? Là, c’est de la joie pure pour Baise.

« L’un des plus beaux moments, c’est quand un conducteur pense qu’il n’a aucune chance… et qu’il gagne. Ces sourires-là, c’est incroyable à voir. »

Et c’est un sourire que Chris affiche souvent lui-même, lui dont le lien avec la salle des conducteurs remonte à son enfance.

« J’ai des souvenirs qui remontent à l’époque de Greenwood, quand j’avais seulement six ou sept ans. Je me souviens toujours que mon père ne prenait jamais de vacances, dès qu’il a commencé comme préposé en 1987. Il s’occupait d’une dizaine de conducteurs à Greenwood. J’ai eu mon permis vers 16 ans. À 17 ans, je venais avec lui, et il me montrait comment ça fonctionnait. Il me disait qu’il m’aiderait avec ma voiture, mais que je devais venir lui donner un coup de main, laver les habits, des choses comme ça. »

Le jeune Baise connaissait rapidement les manies et besoins particuliers de chaque conducteur.

« Mon père me faisait une sorte de biographie pour chacun, avec ce qu’ils avaient besoin chaque soir. Ça m’a pris du temps à maîtriser tout ça, mais j’ai fini par y arriver.

« Il m’amenait lors des grandes soirées. Avant que les courses ne soient à temps plein à Mohawk, en 2018, j’allais aussi avec lui à Woodbine. Puis, quand ça transférait à Mohawk à nouveau, je l’accompagnais. À l’époque, quatre fois par année, on devait tout emballer et faire des allers-retours. C’était stressant, mais je sais que mon père appréciait que je sois là.

« Quand je l’aidais, on avait toujours du plaisir. Même quand j’habitais à l’extérieur, je revenais pour l’aider. Lui se concentrait sur la soirée, et moi je préparais d’autres choses. Quand il a commencé, il y avait moins de conducteurs à gérer, mais au fil des années, il a toujours pris soin de chacun avec la même attention. »

Tel père, tel fils.

Une fois les conducteurs revenus dans la salle après la dernière course de la soirée, puis repartis chez eux, la soirée de Baise est loin d’être terminée.

Très loin.

Ce souci de préparation, appris et transmis par son père, le guide dans les heures qui suivent, avant qu’il ne prenne la route pour les 20 minutes de trajet jusqu’à la maison.

« Je lave tous les habits — la plupart deux fois maintenant, à cause de la météo. Je prépare tout l’équipement, ce qui rend la journée suivante plus facile à mon arrivée. La veille, je prépare les programmes pour les conducteurs et les entraîneurs. Le programme est annoté pour chacun, indiquant leurs chevaux du soir et dans quelle course. Je vérifie tous les retraits ou changements. Je veux simplement qu’ils puissent se concentrer dès qu’ils arrivent. »

Le respect que Chris et son père ont gagné auprès des conducteurs a toujours été réciproque.

« Quand mon père est décédé, les conducteurs et d’autres personnes ont organisé une course commémorative pour lui », raconte Chris. « C’était vraiment touchant pour moi, de les voir venir soutenir ma famille. »

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Lorsque la pandémie de COVID-19 a frappé le Canada en 2020, les répercussions ont été majeures pour les entreprises, les organisations et le milieu sportif partout au pays.

Les courses ont continué sous des protocoles stricts, avec quelques interruptions complètes ici et là. Baise n’était pas certain de l’allure que prendrait son rôle au début de la pandémie — jusqu’à ce que les conducteurs interviennent.

« Il y a eu des moments où je me demandais si ce que je faisais était apprécié, mais les gars ont vraiment été au bâton pour moi pendant la COVID », se souvient Chris. « J’étais le dernier à revenir, mais ces gars-là ont vraiment fait en sorte que ça fonctionne pour moi. Au début, je pensais qu’ils en avaient peut-être juste assez de ramener toutes leurs affaires à la maison chaque soir, mais ils tenaient vraiment à moi. C’est un groupe très soudé là-haut.

« L’entraîneur Blake MacIntosh et les conducteurs Bob McClure et Doug McNair — ils ont insisté pour que je revienne. Ça m’a fait du bien. Je savais déjà à quel point ces gars étaient exceptionnels, mais ça l’a confirmé pour moi. »

Les conducteurs et entraîneurs considèrent Baise comme l’un des leurs.

« Il prend grand soin de nous », dit MacIntosh, qui compte plus de 1 300 victoires en carrière comme entraîneur, dont un record personnel de 103 victoires en 2024. « Il sait quand nous laisser tranquilles si la soirée est difficile, et il sait aussi quand lancer une petite pique pour nous faire rire. Si je suis coincé et que je ne peux pas venir, et que je dois être en déplacement, je peux lui envoyer un texto et il prépare mes affaires et me les fait parvenir pour que je n’aie pas à venir moi-même.

« Il fait beaucoup d’heures que les gens ne voient pas. Il reste là des heures après notre départ, à nettoyer habits, casques et bottes, et à s’occuper de toute une série de caractères différents. C’est un excellent ami. »

Un sentiment partagé par plusieurs, dont McNair et McClure.

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« Chris est un gars formidable », dit McNair, qui approche les 5 000 victoires en carrière et 100 millions de dollars en bourses. « Il fait un travail impeccable. Il adore lancer une blague à quelqu’un, surtout quand la salle est silencieuse et pleine, ce qui fait généralement éclater tout le monde de rire. Je le connais depuis que je suis gamin. Son père serait très fier de son travail et de sa jeune famille. »

« Chris est plus qu’une figure dans la salle, il est plus important que n’importe quel conducteur », ajoute McClure, vainqueur de plus de 3 700 courses et près de 60 millions de dollars en bourses. « Je n’ai pas eu la chance de rencontrer son père, mais la façon dont les gens parlent encore de lui aujourd’hui montre que Chris a bien repris le flambeau. Chris n’est pas simplement un employé de l’hippodrome. Il EST la salle des conducteurs. Il peut faire éclater la salle de rire avec ses blagues impitoyables et, en même temps, faire marcher tout le monde sur des œufs parce qu’il y a 1,5 % de chance d’averses ce soir-là (rires).

« C’est une personne formidable et il est très fier de son travail. »

Un fait remarqué aussi par les conducteurs de passage.

Chris se souvient d’une conversation avec Jordan Stratton, basé à New York, un conducteur qui compte plus de 5 900 victoires en carrière à son actif.

« Quand les gars viennent des États-Unis, ils adorent cet endroit. Jordan était ici il y a deux ans, et il est resté assis sur la terrasse surplombant la piste pendant environ deux heures sans dire un mot — il regardait simplement les courses. Il m’a demandé s’il y en a qui se plaignait, et j’ai répondu : “Seulement si je foire leur habit de course.” Il était simplement émerveillé par tout. Ça fait plaisir à entendre. Ça compte beaucoup. »

La salle a évolué physiquement au fil des ans — une rénovation il y a six ans a créé des espaces séparés pour les conducteurs et les entraîneurs, ainsi qu’un vestiaire pour femmes — mais l’atmosphère reste la même.

« Nous l’avons mise à jour en 2019 et nous avons fait deux pièces séparées, une pour les conducteurs et une pour les entraîneurs. Il y a un petit salon et une table de cartes [dans l’espace des conducteurs]. J’ai visité plusieurs hippodromes au fil des ans, et je pense que nous avons le meilleur de tout le sport.

« Je suis fier de cette salle, et tout le monde ici apprécie ce que nous avons à Mohawk. »

Peut-être personne n’en est plus conscient que Baise lui-même, qui se retrouve aujourd’hui dans une situation père-fils familière, comme il y a des années, mais avec les rôles inversés.

« Quand j’emmène mon fils, Keinan — il est né la veille de la Breeders Crown à Woodbine en 2015 — aux courses pour saluer les gars, il adore ça. Il connaît tout le monde. Je suppose qu’il est comme moi quand j’avais son âge. Je suis sûr que si vous lui demandiez maintenant, il préférerait venir aux qualifications ou aux courses plutôt qu’aller à l’école (rires). »

Et maintenant, un nouveau membre de la famille Baise rejoint
la tradition.

« Nous avons eu une petite fille, Markley, en décembre dernier, cinq jours avant Noël. C’était une surprise. Nous avons révélé le sexe à Mohawk. Le nouveau système d’éclairage de l’hippodrome a été utilisé pour afficher du rose au moment de faire éclater le ballon.

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« C’était l’idée de Megan Walker, directrice des opérations des courses attelées. Le photographe de la piste, Clive Cohen, a capté une superbe photo de la réaction de mon fils, parce que Keinan voulait une petite sœur. Il était aux anges. C’est un petit ange. »

Peu après la naissance de Markley, le téléphone de Baise a sonné.

« Mark MacDonald [ancien driver WEG] m’a envoyé un message immédiatement — mon père et lui étaient très proches. Il a dit : “Tu n’avais pas besoin de la nommer d’après moi.” J’ai suivi la plaisanterie et j’ai répondu : “Oui, tout pour toi, mon vieux.” »

Un exemple parfait de la manière dont Jerry et Chris Baise sont respectés par les conducteurs, d’ici et d’ailleurs, et un rappel de l’affection que ceux qui étaient proches de Jerry portent encore à son fils.

« Je le ressens », dit Chris. « Et c’est merveilleux. »

C’est aussi ce même sentiment qui remplit la salle des conducteurs du Woodbine Mohawk Park. Et peu importe ce qui l’a conduit dans cette salle — le destin, le hasard ou une intervention divine — Chris Baise a trouvé son propre champ de rêves, un lieu qui a toujours ressemblé à une seconde maison.

Il le ressent — ce même sentiment d’appartenance que son père connaissait autrefois, et la satisfaction silencieuse de savoir qu’il a bien repris le flambeau.

« Je suppose que cette salle signifie beaucoup de choses pour moi — et chacune d’elles est spéciale. »

Cet article a été publié dans le numéro de decembre de TROT Magazine. Abonnez-vous à TROT aujourd'hui en cliquant sur la bannière ci-dessous.

 

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