Quarante années plus tard, Fred Grant se remémore l’année 1974, passée en majorité auprès de l’une des meilleures ambleuses de l’histoire des courses sous harnais.
Par Melissa Keith / Traduction Louise Rioux
L’entraîneur Fred Grant a été intronisé cette année, au Northside Sports Hall of Fame, quarante ans après que cet homme originaire de North Sydney, en Nouvelle-Écosse, ait passé une année mémorable avec le Cheval de l’année 1974. Handle with Care était une pouliche fidèle à son nom – elle n’était pas méchante, mais exigeait un traitement particulier. Grant en a pris soin tout au long de sa campagne de première année durant laquelle elle ne connut aucune défaite, et pourtant, ce n’est qu’à l’âge de trois ans que l’étoile d’Irving Liverman laissa ses plus mémorables empreintes sur le monde hippique et sur Grant lui-même.
« C’est au cours de l’année de mes 23 ans que j’ai obtenu le privilège de devenir le palefrenier et assistant entraîneur de Handle With Care. On m’avait confié la responsabilité de ses préparatifs de voyage, des dispositions pour les soins du forgeron et du vétérinaire, de son entraînement, des inscriptions et réchauffements en vue des courses. J’ai passé la presque totalité de mes journées et de mes nuits, sur un petit lit devant sa stalle, à quelques pieds d’elle seulement. »
Quelques années de malchance ont mené Grant vers son travail éventuel, soit celui de prendre soin de la pouliche la plus rapide au monde. « Je vous raconte comment je suis arrivé à elle. En 1971, ma carrière de hockeyeur au junior a pris fin, » dit-il à TROT. « J’étais déménagé de North Sydney à Truro pour jouer deux ans avec le club des Bearcats de Truro. Je pesais environ 125 livres et mesurais 5’5 ou 5’6. Je savais que ma carrière de hockeyeur n’irait pas plus loin, et j’aimais les chevaux. » Il devint palefrenier et conducteur au Truro Raceway, allant en Floride à l’âge de 20 ans, dans l’espoir d’avancer dans sa carrière en courses attelées. À l’ancien centre d’entraînement de Pompano, Grant a rencontré Stanley Dancer et très rapidement, il a travaillé pour l’homme de chevaux intronisé au Temple de la renommée. Lorsqu’il donna trois semaines d’avis annonçant son intention de revenir à North Sydney pour visiter sa famille au printemps, Dancer lui a demandé de rester pour prendre soin d’un certain poulain.
« J’ai appelé ma mère et lui dit ‘que j’allais rester ici pour l’été, à l’essai,’ pour revenir le lendemain ou le surlendemain pour lui dire, ‘Oui, je vais prendre la route avec lui, », se rappelle Grant. « J’ai donc pris la route avec un cheval du nom de Silent Majority, qui a fini l’année à titre de Cheval de l’année 1972. » Lorsque le propriétaire, Irving Liverman, a remis le cheval à l’entraîneur William Haughton, son palefrenier l’a suivi. « Cet hiver-là, les Liverman, Irving et Herb, ont acheté un ou deux yearlings, et je prenais soin de Silent Majority, afin de le préparer pour sa carrière à quatre ans, et l’autre yearling dont j’ai pris soin était une ambleuse. Son nom, Handle With Care. » Au printemps de 1973, alors que Grant se préparait à partir sur New York avec Silent Majority, le cheval s’est cassé un os dans le sabot à l’entraînement, et il dut être retiré. « Si Silent Majority ne s’était pas cassé un os, je n’aurais pas pris soin de Handle With Care, j’aurais été avec lui. Mais le destin nous réserve bien des surprises et à cause de sa blessure, j’ai fini par rester avec elle pour la préparer pour ses saisons de 1973 et 1974. »
Sans bavure en 1973, Handle With Care a amassé une longue séquence de victoires et s’est mérité les honneurs de fin d’année de la division. À son retour à trois ans, Grant dit que ce fut un soulagement de voir sa protégée perdre une course après 17 victoires consécutives. « Ce fut comme une poche de patates tombant de mes épaules quand elle a été vaincue – tout ce qui s’y référait était ‘ l’invaincue Handle With Care!’, ‘l’invaincue Handle With Care!‘ dit-il en riant. « On ne veut jamais perdre, mais quand tout est terminé, vous soupirez, vous respirez un peu, puis vous continuez et essayez de rebâtir une autre séquences. »
La saison des trois ans de Handle With Care, a tourné autour d’un programme du Québec, élaboré afin d’améliorer les courses et l’élevage du cheptel de la province. « C’est la raison pour laquelle elle a d’abord été achetée, » de dire Grant. « Le programme québécois était faible: peu de chevaux, peu de chevaux de bonne lignée. Ils ont donc mis sur pied une série de courses ‘stakes’ appelée ‘Loto Perfecta’, laquelle s’adressait aux pouliches de propriété québécoise, et c’est à ce moment que les Liverman se sont impliqués. » Handle With Care, d’élevage américain, était admissible aux courses de Loto Perfecta, lesquelles elle a dominées, sauf en une occasion, et que son ancien palefrenier voudrait plutôt oublier.
« Je l’ai menée à une occasion à ses trois ans, et c’est une expérience des plus déplaisantes, » se rappelle Grant. C’était lors d’une course ‘stake’ Loto Perfecta qui se disputait à l’Hippodrome de Québec, deux semaines avant la présentation du Prix d’Été de Montréal. « Je vous dirai tout le respect qu’elle avait: même si c’était moi qui la menait, elle a été retirée du pari. Billy Haughton ne pouvait pas y être. Je crois qu’il conduisait dans la Cane Pace, et il dit à Irving Liverman ‘Tu sais, personne au monde ne la connaît mieux que Freddy. Pourquoi ne pas le laisser la conduire?’ » Tout ce à quoi tout le monde s’attendait de la part de la brillante ambleuse était un mille d’exhibition, mais le tout tourna au cauchemar pour son conducteur.
« Ma mère et mon père étaient venus de North Sydney, ils avaient conduit pour assister à cela, parce que cela devait être une grosse affaire, » dit Grant. « J’ai mené Handle With Care de la même manière que je l’avais conduite 20 fois, de l’exacte même manière, et en allant vers le côté arrière, j’étais en avant avec elle; et puis elle a commencé à tirer, ce qui était tout à fait inhabituel chez elle, puisque les gens voulaient toujours venir en arrière d’elle et y rester. Vous savez, ils ne l’ont jamais vraiment défiée, parce que la plupart du temps, ils savaient qu’ils couraient pour la bourse de deuxième position. » Mais pas à cette occasion, toutefois: « Ils ont commencé à venir vers moi, et soudainement, ils me passaient tous et j’étais en panne d’essence. Tout ce que je voulais était de me tasser sur le côté de la piste de course et vomir, parce que je savais qu’elle allait être battue. »
Même si Haughton lui a dit qu’il n’avait commis aucune erreur de conduite en menant la grande pouliche ce jour-là, Grant parle encore de cet événement comme « l’une de ses plus grandes déprimes des années 1972, 1973, 1974 – entre Silent Majority et Handle With Care. » Nous n’avons jamais pu identifier une raison évidente pour cette contre performance lors de cet événement Loto Perfecta, bien qu’il se souvienne que le prélèvement sanguin d’avant course « n’était probablement pas aussi bon que nous l’aurions souhaité, » Les amis le taquinent encore à propos de cette course de temps en temps. « Vous n’avez pas idée! Cela fait 40 ans, et 40 ans plus tard, les gens me rappellent encore cela, » soupire Grant. « Nous en sommes revenus, mais il en a fallu du temps, je peux vous le dire maintenant. C’est tout de même encore réjouissant de voir sur votre curriculum vitae qu’on vous a quand même fait confiance pour la conduire. »
Il fut des plus encourageant de voir que Handle With Care n’ait connu aucun autre problème durable par après, pouvant donc participer au Prix d’Été de Blue Bonnets. « On parle de frais d’inscription élevés pour l’époque, lesquels se situant probablement aux environs de 2 ou 3 mille dollars, suite à une très pauvre performance, » se rappelle Grant. Des discussions se sont ensuivies : « La faisons-nous courir contre les gars? » La réponse finale fut affirmative, une décision justifiée par Handle With Care par une victoire dans la première épreuve éliminatoire suivie d’une solide troisième position lors de la finale, derrière le gagnant Armbro Omaha et Dorado Almahurst. « Nous sommes passés de lui faire regagner son allure contre un très médiocre groupe de pouliches à défaire les poulains deux semaines plus tard, tout cela pour vous démontrer que je n’étais tout simplement pas fait pour devenir un grand conducteur, je pense! », s’amuse Grant.
En rétrospective, certains des accomplissements de Handle With Care en 1974, paraissent encore plus impressionnants. Prenez sa course contre la montre au Red Mile, par exemple. « Ce fut toute une journée. Elle devait courir deux épreuves ce jour-là. Le Grand Circuit se disputait habituellement en deux courses à Lexington à l’automne – vous courriez une course, puis deux ou trois courses plus tard, vous reveniez courir encore, et les bourses étaient divisées entre les deux courses. C’étaient les courses du temps jadis – deux courses, trois courses, selon le nombre nécessaire pour gagner. Mais elle dut courir deux courses pour gagner également le Jugette, lequel s’étant tenu probablement deux semaines avant. » Haughton et les Liverman discutèrent de la situation entre les courses, et optèrent pour un choix remarquable : « Ils ont décidé, vu qu’elle était tellement en forme et bonne ce jour-là, de laisser passer une assez bonne bourse pour la faire courir contre la montre et établir le record mondial devenant la pouliche de trois ans la plus rapide de tous les temps à courir contre la montre, et elle fait son travail. » Le chronomètre de Handle With Care s’est arrêté à 1:54.2, n’étant pas seulement le plus rapide de tous les temps pour une pouliche de trois ans – mais c’était le mille le plus rapide couru par un ambleur dans toute l’Amérique du Nord en 1974.
Son soigneur et assistant entraîneur était-il nerveux avant ou durant la course contre la montre? Pas du tout, de dire l’homme passant presque 24 heures par jour, tous les jours, avec la pouliche championne. « Nerveux? Croyez-moi quand je vous dis que vous n’êtes pas nerveux jusqu’au moment où la course finit alors que vous relaxez un peu, » réfléchit Grant. « Je n’étais pas nerveux, mais j’étais anxieux que ça finisse. Je croyais qu’elle pouvait briser le record mondial. Je ne pense pas avoir eu de doute et je n’essayais pas d’être arrogant ou trop sûr de moi, mais elle était tellement en forme. J’ai su comme elle était bonne ce jour-là. Vous savez, si Billy Haughton le pensait, c’était correct pour moi! S’il pensait que c’était la meilleure chose à faire, qui suis-je, un petit enfant maigrelet aux longs cheveux et favoris, de North Sydney, pour lui dire qu’il ne devrait pas le faire? »
Grant conserve des souvenirs vivides du haut potentiel physique de Handle With Care, 40 ans et plusieurs chevaux plus tard. « Si vous ne la connaissiez pas, en la voyant vous auriez pensé qu’elle était un poulain… Elle était grosse, forte, une pouliche douée d’une allure grandiose, et qui ne l’a jamais brisée dans sa vie, et n’a rien fait d’autre qu’ambler dès le premier jour. » Son attitude était un tout autre aspect de sa grandeur. « Elle voulait gagner et se battait fort contre les chevaux si on la défiait, et si elle devait revenir de l’arrière, elle pourchassait les chevaux et les passait. » Mais sa personnalité laissait à désirer, dit Grant. « Elle n’était pas très agréable de temps en temps! Non, elle était difficile! Elle se rabattait les oreilles et fonçait sur vous; il fallait être très prudent quand vous la nourrissiez et quand vous entriez changer son seau d’eau –‘Hey, c’est ma maison, qu’est-ce que fais ici toi? »
Handle With Care a laissé son gardien avec un souvenir indésirable alors que le temps passé ensemble arrivait à son terme à la fin de 1974. « Nous étions à Liberty Bell, à l’automne, et elle avait deux couvertures sur le dos pour la soirée, le thermomètre indiquant dans les 40o F; on était probablement en octobre ou novembre. Les couvertures avaient glissé de son dos vers le côté, » dit Grant à TROT. « Je suis alors entré comme je l’avais fait plusieurs fois, et me servant de mes deux mains je suis passé au dessus d’elle pour les replacer. Elle s’est tournée et m’a saisi par le milieu du dos, m’a levé de terre et projeté contre le mur. » Heureusement, il ne fut pas gravement blessé, mais, pendant un bon bout de temps, Grant pouvait montrer aux gens les empreintes laissées par Handle With Care. « J’ai porté les marques de ses dents au dos. Ma peau n’a jamais été percée, ni n’a saigné, mais j’avais ses marques de dents, » fait-il remarquer, avec un sourire dans la voix. J’ai dû les montrer à des milliers de personnes au cours des années. Je disais ‘C’est Handle With Care! »
Un comité de sept personnes mis sur pied par la Canadian Trotting Association l’a déclarée, à l’unanimité, Cheval de l’année 1974, soit la deuxième année qu’elle pouvait se réclamer du titre. Handle With Care a aussi été nommée Ambleuse de l’année de trois ans tant au Canada qu’aux États-Unis, bien que Delmonica Hanover se soit mérité le titre de Cheval de l’année américain dans ensemble. Avec 20 victoires en 24 départs en saison et le statut de l’ambleuse la plus rapide de tous les âges, ce fut une année incroyable pour la fille de Meadow Skipper, de propriété québécoise. Handle With Care a même été capable de prendre sa revanche sur le gagnant du Prix d’Été, Armbro Omaha, le défaisant lors de la Western Pace du Hollywood Park par moins d’une seconde seulement sous la marque de 1:55 pour le mille jamais couru (1:54.4.)
En 1975. Fred Grant a décidé qu’il était temps pour lui de poursuivre son rêve de carrière en courses sous harnais à un autre niveau. Ce qui fait que quand Handle With Care revint en piste à quatre ans, il n’était plus son gardien. « J’aurais pu, mais j’avais décidé qu’il était temps pour moi de peut-être commencer à mon compte. Tout le monde savait que j’en aurais terminé à la fin de sa carrière en course en ’74, et que j’essaierais d’aller plus avant afin de m’améliorer – en d’autres mots, d’essayer de monter de niveau. » Il a ouvert sa propre écurie à Blue Bonnets pour ne jamais regarder en arrière.
Maintenant établi en Floride au Sunshine Meadows Training Centre, Grant demeure un entraîneur actif et a connu le succès aux plus hauts niveaux du sport. Il n’a aucun regret d’avoir cédé, à la fin de 1974, l’une des plus grandes pouliches des courses sous harnais à un autre palefrenier, et a continué à suivre les exploits de son ancienne responsabilité alors qu’elle a passé les deux années suivantes à se mesurer à des chevaux tels Rambling Willie et Silk Stockings dans les rangs ‘Free For All’.
« Pour un jeune homme en provenance d’une petite ville de la Nouvelle-Écosse, North Sydney, de se voir donner une telle responsabilité par peut-être l’un des plus grands ‘horsemen’ de tous les temps, Bill Haughton, fut une expérience d’humilité et intimidante. Il m’a dit un jour, que mon travail avec Handle With Care le faisait se sentir comme un conducteur de relève – tout ce qu’il avait à faire était de se présenter et de conduire. »