Apercevoir la Lumière

Stuart McIntosh se souvient très clairement de la dernière image qu’il a vue. Couché sur un lit d’hôpital, une équipe de chirurgiens était penchée sur lui et s’empressait d’arrêter l’obscurité qui soudainement envahissait ses yeux. Cette noirceur s’immisçait à partir de la périphérie vers l’intérieur. Il ressentait une vive douleur derrière la tête. Il ne voyait qu’un tout petit point de lumière, qui se rétrécissait de seconde en seconde.

Puis ce fut l’obscurité totale.

« Sur le coup, » se rappelle Stuart, « on ne réalise pas vraiment ce qui arrive. » Maintenant âgé de 52 ans, il a dû subir une intervention de routine il y a 14 ans, pour retirer des cataractes qui lui embrouillaient la vue. Mais une hémorragie massive survenue en cours d’opération a inondé la rétine de ses yeux, leur causant des dommages irréparables – il est sorti de l’hôpital quelques semaines plus tard, complètement aveugle. Et tout le temps que dura l’intervention, il était conscient, témoin de ce qui arrivait.

Il parle de ces années qui ont suivi comme étant celles de grande noirceur dans sa vie. « Cet événement a chamboulé ma vie – et celle de ma famille – à jamais, » dit-il. C’était la fin d’une brillante carrière de représentant commercial pour une grande entreprise du groupe Fortune 500, la fin d’un mariage qui lui laissait la garde de deux petites filles, et durant une certaine période, la perte de la passion de toute une vie pour les chevaux de course, comme propriétaire et coursier. « Puis il y a cette obscurité à laquelle vous ne pouvez vous habituer, jamais. Vous voudriez simplement ­pouvoir l’arracher. Je n’avais que 38 ans. »

Il est aujourd’hui président d’une entreprise de services en plein essor, Insight Enterprises, propriétaire de dix chevaux de course et le fier grand-papa de deux petits-enfants; Stuart est passé bien au-delà de ses jours de grande noirceur, même s’il ne recouvrera jamais la vue.

« Je suis né dans une écurie, » dit Stuart en plaisantant, se remémorant le moment où son engagement envers l’industrie des courses de chevaux a commencé. Son père, Bill, avait du bétail sur une ferme à Wheatley, en Ontario, tout en s’occupant aussi de courses de chevaux durant plusieurs années. « C’était un passionné, » se rappelle Stuart. « Il était propriétaire de chevaux de course. Il en a toujours eu trois ou quatre. »

Durant les vacances scolaires, Stuart et sa famille suivaient l’oncle Jack McIntosh (impliqué dans les courses de chevaux) partout où il se trouvait. « Nous allions toujours à l’endroit où il courait, » dit Stuart. « C’étaient nos vacances d’été. » Il se rappelle de ces vacances l’ayant conduit partout, de London, ON à Montréal, QC et à New York.

Il allait donc de soi que le jeune homme marche dans les traces de sa famille. À la fin de son adolescence et au début de sa jeune vingtaine, il a travaillé pour son cousin, Doug McIntosh, un entraîneur de renom à Wheatley. Quand il a décroché un poste de directeur des ventes chez Ralston Purina en 1980, il travaillait à temps partiel à une autre écurie avec son père et son frère, Scott McIntosh, et ils couraient localement, à Windsor, Dresden, London et Leamington.

Il croyait avoir atteint le sommet. Il était marié et père de deux enfants, Abbey et Andrea. Il aimait son travail, mais poursuivait toujours ses activités au sein de l’entreprise hippique familiale, quand il le pouvait. « J’ai beaucoup voyagé à travers l’Amérique du Nord; j’ai même eu l’occasion d’aller à Hawaii et aux Bahamas, » dit-il. « Quand j’étais dans les environs, j’éprouvais beaucoup de plaisir à aider à la préparation des chevaux les soirs de course. J’en avais quelques-uns, et je m’impliquais autant qu’il m’était possible de le faire. »

Tout s’est tragiquement arrêté en 1994, l’année où il a perdu la vue.

Après deux années de congé d’invalidité durant lesquelles il s’est réhabilité par l’entremise de l’INCA pour apprendre à marcher à l’aide d’une canne, à lire le Braille et à se servir d’un ordinateur, il a perdu son emploi dans les ventes. « Ils ne pouvaient tout simplement pas voir ce que je pouvais faire, » dit Stuart. « Il se faisait beaucoup de rationalisation à l’époque et il y avait surtout, beaucoup d’ignorance quant à mes capacités. » Il a essayé de se servir de ses contacts auprès d’autres compagnies afin de se trouver un nouvel emploi, mais il entendait toujours le même refrain. « On me servait toujours le même motif – ‘je ne vois pas où nous pourrions vous intégrer.’ »

Pendant que Stuart s’efforçait de trouver un nouvel emploi, sa situation familiale se détériorait. Son mariage s’est brisé, en raison de la pression additionnelle causée par son invalidité, et il s’inquiétait pour ses enfants, qui restaient à la maison avec lui. « Ce fut très difficile pour elles parce qu’un instant j’étais un papa qui jouait à la balle avec elles, et l’instant suivant, elles retrouvaient un papa invalide, » dit-il. Et sans un emploi lui permettant de payer les factures, il se demandait où il pourrait bien trouver les moyens de les élever. « Ce fut probablement le moment le plus sombre. À me demander comment j’arriverais à gagner ma vie. »

Il a fallu le support inlassable de ses amis et de sa famille, comme son frère Scott, pour l’empêcher de sombrer. « Je passais une partie de la journée avec lui, tous les jours, le faisant sortir de la maison, » se rappelle Scott. « Je l’emmenais à la ferme quand j’entraînais. » Mais l’entraîneur, qui travaille toujours avec leur cousin Doug, ajoute que ses efforts ne furent qu’une partie de la solution. Bien des personnes se sont liées pour maintenir Stuart dans le monde.

Grâce à leur appui, Stuart s’est développé une expertise de conférencier motivateur avec le Club Optimiste d’Essex, ce qui l’a conduit à prononcer d’autres conférences devant d’autres clubs de service, écoles et corporations. « Les premières conférences étaient réellement maladroites, difficiles et émotionnelles, » dit-il. « Mais c’est devenu mon gagne-pain, » ajoute-t-il, «tout comme jouer de la guitare, chanter et jouer dans des groupes de musique. »

Quelques années plus tard, une femme qui était à la recherche d’aide pour procurer un emploi à son fils handicapé, a contacté Stuart lui expliquant son dilemme. Il ne lui a fallu qu’une journée pour trouver un emploi au jeune homme dans un entrepôt. Après s’être tant battu dans sa propre quête d’un emploi, Stuart a perçu dans cette seule demande, tout un monde de possibilités s’ouvrir devant lui – et en 2000, Insight Enterprises voyait le jour.

« Le tout a commencé à ma table de cuisine, étant moi-même le seul employé, » dit-il. Son objectif était d’aider les personnes handicapées à se trouver un emploi rémunérateur, et en 2001, il engagea sa première employée, Laurie Garrod, pour identifier les perspectives d’emploi et assister les clients dans l’ébauche de leurs nouveaux plans de carrière.

Il travaille maintenant avec le gouvernement, les compagnies d’assurance privée, l’Ontario Disability Support Program et la Commission de la sécurité et de l’assurance des travailleurs; il dit avoir présentement entre 400 et 500 dossiers en traitement, et des bureaux à Essex, Windsor et Chatham. Il a embauché plus de personnel, y compris Paula, sa nouvelle épouse depuis 2005. Il a aussi ajouté des programmes de formation professionnelle et continue à sa liste de services.

Deux de ses clientes, Debbie et Rosanne, sont assisses trois heures par jour devant un bureau d’ordinateur spécialement adapté et conforme aux normes ergonomiques, et elles dactylographient des messages sur Microsoft Outlook pour apprendre les rudiments de l’informatique. Debbie était à l’emploi d’une usine de pièces d’automobiles pour les mini-fourgonnettes Chrysler. Rosanne, elle, travaillait à une ligne d’assemblage de pièces de plastique tant pour General Motors que pour Honda. Les deux femmes demeurent près d’Essex, ont chacune quatre enfants, sont âgées dans la cinquantaine, et souffrent de blessures provoquées par des mouvements répétitifs. Toutes les deux ont perdu leur emploi.

Pour ces deux femmes, l’école n’est pas une alternative – leurs blessures les empêchent de porter de lourds sacs à dos ou de porter des livres; elles ont en plus besoin de travailler à leur propre rythme, ce qui veut dire parfois des pauses fréquentes. Elles ont donc choisi une formation avec la Commission de la sécurité et de l’assurance des travailleurs, qui les a référées à Insight Enterprises. « Stu comprend mieux notre situation que quiconque ne souffrant pas d’un handicap, » dit Rosanne.

Et ce sont de tels cas qui maintiennent Stuart dans l’action. C’est ce qui le stimule encore; même après huit années en affaires, il apprend encore de ses clients. « Ces personnes peuvent très bien être plus handicapées que moi, » dit-il. « Elles endurent peut-être des douleurs constantes. C’est ce qui me motive encore davantage. »

Mais c’est Laurie, sa première employée, qui lui a fourni la motivation de réintégrer les courses sous harnais. Son mari, Les, et elle, ont mis sur pied une exploitation d’accouplement et d’élevage de standardbred en 2000 sous la raison sociale LLCM Stables, un peu en dehors d’Essex, et ils s’affairent à monter leur entreprise depuis un an. Un jour, elle dit à Stu qu’elle devait rentrer à la maison parce qu’un de leurs chevaux coursait. « Je ne savais pas qu’il avait déjà été impliqué dans le monde des courses, et il ne savait pas que j’y étais aussi engagée, » dit-elle en riant.

Stuart était loin d’avoir oublié ses racines dans l’industrie. « Je n’y participais plus mais j’en parlais à d’autres, » dit-il. « Je m’en ennuyais, mais il me semblait impossible de m’y impliquer à ce stade-là. » Alors quand Laurie et Les achetèrent Maharajah Hanover en 2003, Stuart n’a pu refusé leur offre de devenir copropriétaire du cheval qui a gagné plus de 100 000 $.

« Il fallait juste que quelqu’un lui donne la petite poussée nécessaire pour le ramener dans le giron des courses, » dit Laurie. « Aujourd’hui, mon mari et lui sont les meilleurs amis du monde et tout ce dont ils parlent, de chevaux. Durant des heures. » Depuis cinq ans, ils ont eu ensemble, environ une quinzaine de chevaux, y compris R Devilish Dude – qui a établi un record de piste à Western Fair et gagné près de 300 000 $.

L’intérêt de Stuart a grandi encore plus quand Scott a entendu parler d’un autre cheval il y a un an, un yearling que son cousin Doug avait découvert. Scott a appelé Stuart, qui s’est immédiatement montré intéressé, et les deux frères ont acheté le poulain. « Il avait l’air vieux -- il ressemblait à un vieux footballeur portant casque en cuir, » dit Scott en riant. « Plus tard, nous avons découvert que notre cousin l’avait nommé en l’honneur de notre père. »

À l’instar de son homonyme, décédé en 1996, Uncle Bill Mac a très bien figuré en course à Toronto à deux ans, où d’ailleurs Stuart s’attend à ce qu’il revienne meilleur au printemps, à trois ans. « Ce poulain a un grand, grand cœur, tout comme mon père, » dit-il en souriant. « Il aimait la vie et il l’a très bien vécue et j’essaie de suivre son exemple. »

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